Externaliser les frontières, une bonne solution ? L’exemple de la Turquie

Réalisé en partenariat avec la Fondation Heinrich Boell et le CCFD Réalisation : Émilie Blondy et Perin Emel Yavuz Désinfox-Migrations — CC-BY-NC-ND — 2023

Dans le débat public, de nombreux discours présentent souvent l’externalisation des politiques européennes migratoires comme la meilleure solution pour réduire la migration irrégulière. Dans les faits, l’externalisation permet de déléguer le contrôle de la frontière à un pays tiers, mais elle comporte de nombreux effets pervers.

D’un côté, elle alimente un cadrage sécuritaire des politiques migratoires européennes qui instaure la migration comme un problème majeur. De l’autre, elle n’empêche pas la migration irrégulière, qui emprunte d’autres routes plus dangereuses. Elle ne permet pas non plus de sécuriser la situation administrative des demandeurs d’asile dans les pays tiers.

On fait le point avec Shoshana Fine, politiste, à partir du cas de la Turquie.

Comment s’est mise en place la coopération entre l’Union européenne (UE) et la Turquie pour contrôler la migration ?

La politique d’externalisation a commencé en Turquie dans les années 90. C’était une politique qui était surtout menée par les organisations internationales à ce moment-là à travers des projets de coopération soi-disant techniques et dépolitisés. On peut penser au projet de formation auprès des fonctionnaires ou la production de l’expertise. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a notamment catégorisé la Turquie comme un pays de transit, c’est-à-dire un état défaillant, avec une mauvaise gouvernance de ses frontières. Donc, on peut voir que l’OIM a problématisé les réalités migratoires en Turquie et, aussi, elle a proposé des solutions d’intervention.

Dans le contexte de la soi-disant crise migratoire de 2015, on voit que l’externalisation devient beaucoup plus visible. Dans le passé, c’étaient surtout les fonctionnaires, les bureaucrates qui étaient impliqués dans les politiques d’externalisation. Et, là, en 2015, c’était vraiment mené par les hauts dirigeants. Je pense notamment à l’accord de 2015 entre la Turquie et l’Union européenne (UE) qui avait l’ambition d’empêcher l’arrivée de migrants en Europe.

Quels sont les effets de la politique européenne sur les flux migratoires depuis la Turquie ?

Avec cet accord, on voit beaucoup moins de migrants qui partent de la Turquie pour arriver en Grèce mais on voit un certain nombre d’effets pervers.

Premièrement, certains migrants prennent d’autres routes. Par exemple, on a vu des Syriens en Libye qui voulaient partir pour l’Italie.

Deuxièmement, le taux de mortalité reste très important et peut même être plus important. En 2022, on compte 3 fois plus de morts qu’en 2021.

Et troisièmement, dans cet accord, on a cadré la Turquie comme un pays sûr pour les réfugiés, ce qui est loin d’être le cas. Des milliers d’enfants syriens ne sont pas scolarisés. Les réfugiés syriens sont mis dans les centres de rétention et certains sont même expulsés en Syrie. On peut aussi prendre l’exemple des Afghans. Beaucoup ont été expulsés en Afghanistan ou en Iran. Pour les Afghans qui arrivent à rester en Turquie, certains ont des difficultés pour déposer la demande d’asile, ils peuvent recevoir une convocation pour revenir dans une dizaine d’années. Pendant ce temps-là, le statut légal est dans une sorte de zone grise qui les laisse très vulnérables.

Pourquoi la politique d’externalisation des frontières pose-t-elle problème ?

L’externalisation pose problème dans le sens où elle propose une politique de non accueil en Europe. Les demandes d’asile aujourd’hui doivent, entre guillemets, “rompre” la loi pour faire une demande d’asile en Europe et risquer sa vie. Donc, cela pose problème. L’UE essaie de justifier cela avec sa politique de réinstallation, c’est-à-dire que l’Europe propose un certain quota de réfugiés dans les pays soi-disant de transit et du Sud qui pourraient venir en Europe.

Pourquoi c’est un problème ? Parce que les chiffres de réinstallation sont extrêmement bas. Si on prend l’exemple de l’accord entre la Turquie et l’UE, l’UE a proposé de réinstaller 70 000 Syriens en Europe. C’est déjà très peu et, en réalité, l’UE en a seulement accueilli 30 000. Le deuxième problème de l’externalisation, qui est assez fondamental, est que cela rajoute une pratique de triage des réfugiés. Cela veut dire que c’est seulement soi-disant les plus vulnérables qui pourraient venir en Europe — les enfants, les femmes, les malades —, ce qui laisse aux hommes très peu de chances de pouvoir un jour venir en Europe, à travers un chemin légal et en sécurité.

Quel est l’impact de la politique d’externalisation sur la perception de la migration ?

Les politiques d’externalisation cadrent les migrants comme un problème, voire une menace. Il y a certains décideurs politiques qui prétendent que les migrants alimentent l’extrême-droite et nourrissent un sentiment d’insécurité en Europe. Mais ils ont tort. Ce ne sont pas les migrants en soi qui posent problème. Ce sont ces pratiques, ces politiques d’externalisation, ces politiques sécuritaires qui nourrissent cet imaginaire d’une menace. Il faut donc changer le paradigme pour normaliser et pour humaniser les migrants.

EURADIO

Une chronique de 2 minutes et 30 secondes toutes les semaines sur une thématique en lien avec les migrations. 

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