Les migrations : polarisation politique dans les médias et à l’université — Table ronde #3

L’immigration est au cœur des discours publics de plusieurs candidats et candidates, et fait l’objet de nombreuses infox et propos de désinformation qui impactent l’opinion publique. En parallèle, la nécessité du fact-checking et du dialogue entre les médias et la science, notamment sur le sujet des migrations, n’a jamais été aussi importante.

Dans ce contexte, Désinfox-Migrations se mobilise pour ouvrir un espace de réflexion sur les liens entre recherche et information. Suite à la coordination du numéro 30 de la revue De Facto Migrations “Médias et migrations : infox, influence et opinion” (paru en janvier 2022), Désinfox-Migrations organise une série de trois rencontres en association avec Sciences Po (projet PACE) et l’Institut Convergences Migrations pour faire dialoguer des chercheurs et des journalistes, dans leur diversité et ainsi promouvoir un débat public informé sur le sujet des migrations.

Introduction

  • Perin Emel Yavuz, ICM, présidente de Désinfox-Migrations
  • Hélène Thiollet, chargée de recherche au CERI-CNRS/Sciences Po

Intervenant·es

  • Julia Cagé, professeure d’économie à Sciences Po
  • François Héran, professeur au Collège de France (chaire Migrations et Sociétés), directeur de l’Institut Convergences Migrations
  • Nora Hamadi, France culture, Arte
  • Marie Verdier, La Croix

Compte-rendu

Un diagnostic de départ partagé : le rôle clé des médias dans la fabrique de l’opinion sur l’immigration et une couverture médiatique lacunaire

« Nous avons gagné la bataille du constat » affirme Marine Le Pen à propos de l’immigration. En contre-pied à ces propos, François Héran a rappelé que les opinions sont en réalité faiblement déterminées par la connaissance des réalités migratoires, mais beaucoup plus par les affinités politiques. Les médias ont aussi une responsabilité dans cet état de fait, car si les chercheurs s’efforcent de rendre accessibles les données statistiques, ces dernières sont faiblement prises en compte selon François Héran1, qui a appelé à de meilleures connections entre journalistes et chercheurs pour mener la bataille des constats.

Comprendre les raisons de la polarisation médiatique

Julia Cagé souligne également la responsabilité des médias dans la fabrication d’une opinion très polarisée sur l’immigration, qu’elle distingue des volontés individuelles des journalistes. Pour comprendre les ressorts de cette responsabilité, il faut selon elle s’intéresser au rôle des actionnaires et au monopole exercé par certains médias. Par exemple, l’acquisition de C‑News par Vincent Bolloré a eu pour effet une extrême droitisation de la chaine (+ 22% des invités d’extrême droite) et le remplacement des tranches d’informations par des talk-shows qui laissent une place beaucoup plus importante aux réactions émotionnelles. L’étude de Jérôme Valette et Sarah Schneider-Strawczynski2, présentée lors de la 2ème table-ronde de la série « Médias-migrations : la fabrique de l’opinion », montre que l’intensification de la couverture médiatique des migrations lors de prétendues « crises migratoires » et les fortes variations de traitement d’un média à l’autre, accentuent la polarisation de l’opinion entre les pro et les anti-immigration, selon les audiences concernées (Arte versus C‑News par exemple).

Live-tweet de la séance

Nora Hamadi a aussi évoqué la crise économique des médias comme cause de la polarisation et du relatif éloignement de certains médias vis à vis de la recherche. La précarité des conditions de travail, les temps très courts de production, le peu de moyens disponibles pour du travail de terrain, empêchent de nombreux journalistes de faire correctement leur travail. A cela s’ajoute un biais dans la sélection des journalistes, qui passent nécessairement par les grandes écoles et sont issus des CSP +. La diversité ethnique est très faible parmi les journalistes. A ce contexte s’ajoute une polarisation forte au sein des médias sur la thématique des migrations : le fait même de choisir de travailler sur ces sujets fait de vous un « journaliste engagé » et peut vous délégitimer auprès de certains de vos pairs. L’emploi de certains termes comme celui d” « exilé » plutôt que de « migrants » produit le même effet. Marie Verdier observe une homogénéisation croissante des parcours des journalistes au fil des ans.

Nora Hamadi et Marie Verdier soulignent aussi la centralité des sondages, qui construisent aujourd’hui la mise à l’agenda politique et médiatique, et les biais qu’ils comportent. Marie Verdier cite une étude de Vincent Tiberj dans la revue Esprit3, qui montre que les sondages sur-représentent les opinions de droite et d’extrême droite, créant ainsi de fortes déformations de représentation de la société. Cela est d’”autant plus problématique que de nombreux responsables politiques et médias ont les yeux rivés sur ces sondages, et s’appuient sur leurs résultats pour décider, qui de leurs propositions de campagne, qui des invités d’une émission ou d’une programmation éditoriale. Malheureusement, beaucoup de médias sont trop faibles financièrement pour sortir de cette tendance et imposer leur propre agenda médiatique.

Quels leviers pour sortir de la polarisation et mieux connecter la recherche et les médias ?

Malgré le caractère très structurel des obstacles évoqués, de nombreuses pistes ont été évoquées :

  • De manière générale, soutenir l’indépendance des médias, permet aussi d’agir en faveur de traitements médiatiques plus équilibrés et prenant mieux en compte la complexité des phénomènes migratoires.
  • Il convient aussi d’encourager certains chercheurs à « passer de la citadelle à la cité », en vulgarisant davantage leurs travaux et en s’exprimant sur des temps très courts, tout en restant vigilants face aux risques d’être utilisés comme caution scientifique dans certaines situations. Le développement du media-training est un levier pertinent. Il importe aussi d’assumer ses convictions et ses engagements, ce qui n’empêche pas la recherche d’objectivité.
  • Encourager les jeunes journalistes à aller sur le terrain – malgré le manque de moyens – en documentant les réalités des migrations et des situations vécues par les personnes migrantes elles-mêmes. Cela permet non seulement de susciter l’empathie, mais surtout d’éviter que les personnes migrantes ne deviennent une abstraction. A travers les témoignages s’expriment d’autres points de vue, reflétés ensuite dans les contenus médiatiques.
  • Afin d’éviter de laisser le monopole des chiffres et de la statistique à l’extrême droite, il faut renforcer la pédagogie autour des statistiques, en privilégiant l’usage de chiffres en valeur relative, comme cela a été fait au sujet de la pandémie avec, par exemple, la mention systématique du taux d’incidence.
  • Sur l’enjeu de la diversification du recrutement des journalistes, des initiatives existent qui méritent d’être encouragées, telle que l’association La Chance, pour la diversité dans les médias ».
  • Il y a aussi besoin d’ajuster la formation des étudiant×es en journalisme, car ils et elles sont formées essentiellement sur les aspects techniques du métier, et non à la construction de narrations sur des sujets complexes, ni à l’utilisation des statistiques.

Notes

  1. Retrouvez l’ensemble des chiffres et graphiques présentés dans le live tweet @DesinfoxMig. ↩︎
  2. Jérôme Valette et Sarah Schneider-Strawczynski, Media coverage of immigration and the polarization of attitudes, PSE Working papers, 2021. ↩︎
  3. Vincent Tiberj, « A force d’y croire, la France s’est-elle droitisée?, Esprit, janv.-Fév. 2022. URL : https://esprit.presse.fr/article/vincent-tiberj/a‑force-d-y-croire-la-france-s-est-elle-droitisee-43763. ↩︎
Soutenez-nous !