Raconter les migrations aux frontières italiennes, françaises et anglaises — Table ronde #10

Séance réalisée en partenariat avec Sciences Po/CERI, CEE (Bridges), Institut Convergences Migrations, Désinfox-Migrations

Les passages de frontières font l’objet d’une attention médiatique à la fois intense et sporadique, caractérisée par un effet de “loupe” à certains moments et sur certains lieux qui deviennent emblématiques de la migration. C’était le cas à l’automne 2023 avec les arrivées de personnes migrantes sur l’île italienne de Lampedusa, point de focalisation des discours médiatiques sur les traversées de Méditerranée. Or ces discours médiatiques, bien que localisés sur une séquence, un lieu, influencent fortement la perception plus générale de l’immigration dans différents pays européens. 

Comment les médias rendent-ils compte des diverses formes de franchissements de frontières, par voie terrestre, maritime, avec quelles différences entre l’Italie, la France, le Royaume-Uni? Quelles sont les logiques à l’œuvre dans la sélection et le traitement de l’information concernant les passages de frontières par rapport à celle concernant la migration en général ?

Les journalistes d’investigation Thomas Satius et Maël Galisson partageront leur expérience et discuterons avec Ferrucio Pastore et Virginie Guiraudon, chercheurs du projet européen Bridges centré sur l’analyse croisée des discours médiatiques sur les migrations. Nous nous interresserons au cas des franchissements de frontières en Italie, en France et au Royaume-Uni. 

Intervenants

Chercheurs de Bridges 

  • Virginie Guiraudon, politiste, chercheuse au CNRS et au Centre d’études et de politique comparée, Sciences Po 
  • Ferrucio Pastore, directeur de recherche au FIERI (Italie)

Journalistes 

Compte-rendu

Médiatiser la frontière franco-britannique : à quelles fins ?

Virginie Guiraudon présente les travaux de recherche sur la couverture médiatique des frontières dans les médias traditionnels et sur Twitter. 

1er constat : le sujet des frontières est dominant par rapport, par exemple, à l’intégration, car il est plus visuel. La recherche traite de sujets qui provoquent des pics médiatiques en France et Royaume-Uni. En France, il y a eu la fermeture de la jungle de Calais mais la grosse couverture médiatique, dans les deux pays, concerne la tentative de passage par le tunnel sous la Manche en août 2015.

2e constat : dans ce pic, les personnes migrantes ne sont pas du tout représentées dans les médias et sont présentées comme une menace. Ce sont des acteurs « passifs » manipulés par les passeurs. Ce sont les politiques qui s’expriment principalement.

Les résultats démontrent que les médias permettent une sorte de diplomatie médiatique : les britanniques ne disent pas que c’est la faute du gouvernement français et vice-versa. Dans l’étude, 21 acteurs fautifs sont désignés selon les personnes interrogées. [On ne comprend pas bien à quoi cela fait référence]

Couvrir Calais : allier journalisme, recherche et terrain

Pour le journaliste Maël Galisson, Calais lui a permis de se confronter à la réalité par une expérience associative, par un travail de documentation accompagnant des chercheuses·eurs et par un travail journalistique sur les personnes mortes à la frontière franco-britannique. Pour lui, il est difficile de faire du journalisme déconnecté de la production scientifique et du monde associatif.

Ce travail de fond mené sur le terrain et grâce à la recherche oriente ses choix sémantiques. Plutôt que « migrants » ou « personnes concernées », il opte ainsi pour « personnes exilées ». Lorsqu’il traite les décès, il évite le terme « drame » et préfère nommer correctement ce qu’il se passe. Enfin, il souligne que la distinction « migrants économiques » / « réfugiés » est une catégorisation politique qu’il faut interroger.

Il observe qu’il est devenu compliqué de parler de Calais et d’intéresser les rédactions alors que les événements sont permanents à cette frontière (franchissement, procès, rétention). Il faut donc trouver un angle innovant pour convaincre une rédaction qu’il y a un sujet à faire.

Entre la France et l’Italie, une frontière réinstaurée

Bastien Charaudeau, chercheur en droit, travaille sur la frontière franco-italienne, où les passages continuent malgré les risques topographiques et l’accentuation des contrôles policiers (notamment à Briançon) qui donnent lieu à des refoulements sommaires. 

La frontière franco-italienne est intérieure à l’espace Schengen : les contrôles systématiques sont normalement interdits. Le gouvernement mobilise un régime exceptionnel pour réintroduire des contrôles aux frontières qui a une durée légale de 6 mois maximum. Cela fait pourtant 8 ans maintenant qu’il est en place. La raison du rétablissement des contrôles concerne ce qu’on appelle les « mouvements secondaires », soit le déplacement de personnes arrivées par l’Italie. Le régime appliqué est pourtant inefficace contre les entrées irrégulières.

Enfin, il y a un problème d’accès au droit (notamment asile et protection des mineurs). Une fois en France, ces droits s’appliquent quand bien même il s’agit de la frontière. Les droits sont les mêmes sur tout le territoire et ils sont donc violés à la frontière franco-italienne. [ce passage semble contradictoire, à clarifier]

Changer le récit sur la frontière maritime italienne

Le chercheur et membre du projet BRIDGES Ferrucio Pastore s’intéresse à la frontière maritime italienne. Elle est centrale dans la construction des représentations de la migration alors que le sujet est complexe. En effet, le cadrage humanitaire et le cadrage sécuritaire de la migration maritime coexistent. L’image du bateau en danger prédomine dans les médias et, par conséquent, dans l’esprit des gens, alors que les arrivées ont augmenté (environ 150 000 en 2023).

Dans le projet BRIDGES, se pose la question des récits alternatifs, notamment pour éviter la victimisation passive des migrants et le piège de la massification. Autre difficulté : apporter la voix des personnes concernées dans le débat. En Italie, par exemple, l’espace médiatique ne comprend que 1% de la voix des migrants et 60% celle des politiques.

Chez Lighthouse Reports, où travaille le journaliste Tomas Statius, beaucoup d’enquêtes concernent les frontières externes de l’UE pour documenter, non sans difficulté, l’Europe forteresse.

Statius observe cependant trois difficultés : l’accès aux frontières (par ex. Levros qui est une zone militarisée ou la frontière bosniaque) ; le lien avec les personnes exilées (les téléphones sont souvent perdus, par ex.) ; l’obtention de preuves factuelles d’agissements illégaux des autorités (les refoulements illégaux par les autorités grecques étaient connus mais il a fallu attendre une vidéo pour que le sujet intéresse le grand public).

Pour remédier à ces difficultés, Lighthouse Reports travaille beaucoup avec les journalistes qui ont un fort ancrage local. Ensuite sont croisées des données fermées (interview) et ouvertes (vidéos par exemple). L’enjeu n’est pas seulement de produire une information mais aussi de créer les conditions pour que les responsables des naufrages puissent être questionnés. Dans l’enquête sur la mort de Mohammed Gulzar, par exemple, les journalistes ont pu tracer les tirs des autorités grecques avec le son des vidéos.


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