« Externaliser » le contrôle des migrations hors d’Europe : quelles politiques ? Quels enjeux ? — Table ronde #12

Cette 12e table ronde de la série de rencontres publiques “Médias Migrations” est organisée en partenariat avec Sciences Po-Ceri (Projet PACE) et l’Institut Convergences Migrations.

Depuis plus de trente ans, l’Union européenne et les États membres déploient ses politiques migratoires et ses politiques d’asile hors de ses frontières à travers des partenariats et des accords diplomatiques. Leur objectif: empêcher les traversées irrégulières de frontière et « endiguer » l’émigration dans les pays d’origine. Alors que les États et l’Union européenne multiplient les accords et renforcent leur rôle dans le Pacte européen, que dit la recherche des effets de cette diplomatie migratoire, des enjeux juridiques et politiques qu’elle soulève, des différentes formes d’instrumentalisation qu’elle génère en Europe et ailleurs ?

Lors de cette rencontre, des chercheuses et journalistes discuteront des multiples dimensions de l’externalisation et de son traitement médiatique.

Intervenants

  • Hélène Thiollet, chercheuse (géographe et politiste) au CNRS CERI Sciences Po.
  • Delphine Perrin, chercheuse (juriste et politiste) à l’IRD LPED Aix Marseille Université basée à Dakar depuis septembre 2023.
  • Marie-Laure Basilien-Gainche, Professeure de droit public à l’Université Jean Moulin Lyon 3, Membre senior de l’Institut Universitaire de France et Membre du comité scientifique de l’Agence de l’UE pour les droits fondamentaux
  • Thierry Leclere, journaliste, est aussi auteur et réalisateur de documentaires. Longtemps grand reporter à Télérama, les migrations ont toujours été l’un des fils rouges de son travail. Consultant, formateur, spécialiste de la couverture médiatique des migrations, il anime depuis 2011 des ateliers d’enquête et de reportage avec des journalistes du Maghreb et d’Afrique de l’Ouest.
  • Tomas Statius, journaliste d’investigation pour Lighthouse Reports et a participé à l’enquête publiée en mai 2024 « Desert Dumps ».

Compte-rendu

Pour Hélène Thiollet, l’externalisation a de multiples dimensions mais elle se situe dans la continuation de la politique migratoire d’un pays en dehors de celui-ci. Elle explique qu’il y a un aspect de lutte contre la migration irrégulière et les développements récents avec la volonté de déplacer les demandeurs d’asile ailleurs (Royaume-Uni-Rwanda).

Historiquement, dans les années 1990, l’externalisation vise les pays entrant dans l’UE puis s’est développée vers l’Afrique et éventuellement l’Asie. L’objectif change aussi, d’harmonisation vers le droit de l’UE à un empêchement de migration.

Les dispositifs ont changé, il s’agissait d’abord d’accords formels maintenant l’externalisation est diffusée, plus informelle dans différents types de politiques (éducation, commerce, etc..). Ce qui rend plus difficile l’évaluation de l’externalisation, y compris par les citoyens. 

Les politiques de frontières et d’externalisation affectent peu les traversées irrégulières mais affectent les personnes qui sont susceptibles d’obtenir l’asile. Ce qui pose des difficultés au regard du droit international.

La facture de l’externalisation est très élevée car elle s’insère dans tous les accords. L’Observatoire des migrations d’Oxford a calculé que l’expulsion de 100 exilés coûterait au Royaume-Uni 440 millions de livres…

Une évolution inquiétante des politiques d’externalisation

Delphine Perrin, chercheuse à l’IRD, précise que le tournant de l’externalisation arrive vers les années 2000 dans le cadre de l’embargo entre l’Italie et la Libye. Le cadre juridique est alors limité car l’externalisation est assez informelle et se concrétise en action publique.

Entre 2003-2010, l’externalisation s’accompagne d’une criminalisation de l’émigration irrégulière dans les pays du Maghreb notamment. Cette répression pèse finalement surtout sur les nationaux de ces pays et pas tant sur les migrants qui y passent. Autre conséquence de cette répression : les routes migratoires changent, avec, par exemple, une nouvelle voie par la Mauritanie. La migration devient un enjeu sécuritaire et politique, ce qui est nouveau dans les pays africains. 

Un nouveau tournant s’opère dans les années 2010 avec la diffusion plus au Sud du Sahara de cette politique avec l’utilisation du Fonds fiduciaire d’urgence de l’UE. Des projets sont financés pour gérer les migrations, y compris par des entreprises privées : c’est la marchandisation de la migration.

Le Niger y trouvait un intérêt sécuritaire : son personnel a été formé, du matériel biométrique a été fourni pour devenir un partenaire incontournable. Mais avec des difficultés sociales, après le coup d’État de 2023, il y a eu un changement d’orientation sur ces questions. Cette politique contribue au mythe de l’Europe Eldorado ainsi qu’au partage Nord-Sud. De plus, il y a une biométrisation galopante sans garde-fou. L’externalisation contribue au développement des inégalités notamment dans les libertés de circulation.

L’externalisation : un angle mort dans la presse

Thierry Leclère, journaliste et formateur, note qu’il y a un décalage entre la richesse de la recherche sur cette question d’externalisation et son absence de visibilité dans les médias. Pour éclairer son propos, il donne un exemple frappant. En 2010, par exemple, lorsque des migrants sont arrivés à Ceuta en passant par ces barrières électrifiées, un journaliste sénégalais a découvert, choqué, que son cousin en faisait partie. La couverture mainstream lisse la vision. Il est utile d’élargir le point de vue et de s’intéresser aux deux côtés de la barrière. On pourrait aussi évoquer l’ouverture des couloirs légaux d’immigration ou la migration circulaire.

Pour lui, il existe des pistes de solution : utiliser les sources universitaires mondiales, travailler plus en réseau entre journalistes, développer le de journalisme collaboratif.

L’externalisation dans le pacte UE sur l’asile et l’immigration

Marie-Laure Basilien-Gainche, professeure en droit public, présente les développements de l’externalisation dans le tout récent pacte de l’Union européenne. L’axe central du pacte est d’appliquer un critère de nationalité pour déterminer l’application d’une procédure accélérée qui se fait en rétention. Pour des personnes venant de pays tiers considérés comme sûrs, la question se pose quant à la manière dont cette sûreté est évaluée.

L’objectif réel est de conforter le contrôle des frontières par les pays tiers contre les migrations irrégulières. En pratique, cette externalisation empêche les mobilités africaines en estimant qu’elles visent nécessairement l’Europe. L’externalisation se manifeste par une volonté de renforcer l’éloignement. Les outils développés pour cet aspect sont très nombreux : la procédure de retour à la frontière, par exemple, avec un recours au juge limité (sans effet suspensif dans de nombreux cas).

L’externalisation peut être le moyen de manifester la « solidarité » : les pays de l’UE peuvent investir des financements en tant que participation à la solidarité européenne. Ce qui interroge aussi sur le concept de solidarité.

L’externalisation favorise des politiques illégales et inhumaines d’éloignement

Tomas Statius présente l’enquête Desert Dumps (personnes abandonnées dans le désert) de Lighthouse Reports, qui a duré 1 an.

Cette enquête a été publiée dans les médias mainstream des pays du nord mais aussi dans des médias du Sud. Le point de départ est de savoir quelle réalité se trouve derrière l’idée d’externalisation. Qu’est-ce-qui est financé concrètement ? Comment raconter l’externalisation ?

Des déclarations de presse, des appels d’offres et des images disponibles en ligne ont été croisés pour voir comment les véhicules financés étaient utilisées pour les expulsions illégales. En Mauritanie par exemple, la difficulté est l’absence d’image, l’accès aux terrains est difficile. Pour dépasser ces obstacles, il a fallu du temps et du soutien de la société civile pour recueillir les informations.

Conclusion de l’enquête : des millions sont dépensés pour l’externalisation qui donne lieu à des violations manifestes des droits humains.


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